lundi 19 juillet 2010

Ce qui s'impose d'abord à l'observateur, ce sont ces mains qui agissent sur les planches tout en les écoutant. Des mains qui, pour pouvoir créer, s'incorporent à l'objet du travail. Puis en arrière-plan, on aperçoit l'inséparable compagnon du créateur, la machine qui traite et délivre des informations. Enfin, au cœur de la scène mais qu'on ne pourra pourtant jamais voir, il y a non pas le visage mais la tête de cet humain, bouillonnante d'idées, de questions et de solutions et emplie du ressenti de cette situation de travail. Percer le mystère de cette cognition en actes, c'est ce que voudraient pouvoir faire les ergonomes et les psychologues.

Françoise DARSES
Professeur d'ergonomie, Université Paris Sud & LIMSI-CNRS


Le Brésil... Sur le tournage d'une telenovela. Jouer le travail... Qui peut se le permettre, si ce n'est un acteur ? Mobilier et accessoires simples, coiffure et vêtements classiques, regard bas : autant d'éléments qui nous montrent la discrétion comme pré-requis du jeu de cette comédienne.
Celle-là même soumise à une double injonction : à la fois assujettie aux règles qu'implique le métier d'acteur, et à celles inhérentes au poste de secrétaire, ou du moins de la représentation qu'elle s'en fait. Cette mise en abîme de l'activité de travail révèle donc certains stéréotypes qui cachent en général la réalité de l'activité. Mais ce sont sûrement ces mêmes stéréotypes qui lui donnent une certaine crédibilité. Alors, qui voyons-nous sur ce cliché : la secrétaire ou l'actrice qui travaille ? Observer le travail, c'est aller bien au-delà des idées préconçues. Mais doit-on s'en détacher complètement ?

Etudiants du Master 2 de Psychologie du travail et ergonomie, promotion 228-2009
Université Paris Ouest - Nanterre La Défense


Obscurité, poussière, bruit, vibrations, terrain accidenté et prime de marteau-piqueur.
"Au début, ils étaient 20. A la fin du premier mois, ils étaient 10. J'ai même vu des gars qui on vu où on travaillait, ils sont repartis tout de suite. Moi, ça va pour l'instant. C'est dur, mais à la fin du mois tu as une paye, mieux que si tu es pizzaïolo. J'ai 22 ans, je suis content, mais je ne suis pas sûr de rester toute ma vie parce que je commence à avoir mal dans des endroits où je ne pensais pas pouvoir avoir mal : à l'épaule, aux genoux, aux nerfs de la main qui coincent avec le marteau-piqueur. A la fin de 4 heures de travail, je suis bloqué parfois.." -Extrait d'un entretien réalisé en 2007 avec Alexis, 22 ans, 5 ans d'ancienneté dans le secteur du BTP-

Catherine DELGOULET
Ergonome, enseignant-chercheur, Université Paris Descartes, ECI


L'homme estompé ?
Des heures, des jours pour réussir à jongler avec les outils et trouver les gestes qui permettent de rendre lisse, rendre net et faire ça vite !
Et des gestes qui ne fassent pas mal.
L'instantané en avouant - pas le flou - son incapacité à saisir l'opérateur dans ses mouvements laisse entrevoir toute l'habileté déployée.

Alain KERGUELEN
Ergonome, ingénieur CNRS, Université Toulouse le Mirail


Des siècles de vendanges, autant de courbures d'échines... et le raisin toujours aussi bas.
Seul dans sa rangée mais au rythme de ses compagnons, le travailleur voûté, le travail camouflé : un coup d'œil pour choisir un raisin mûr, un coup de sécateur pour le prélever et un tour de reins pour remplir la bouillie.
Travail à la chaîne en plein air : le cueilleur avance plié au rythme des grappes, rendement oblige, contrôle des volumes garanti.
Pourvu que l'ambiance soit bonne au repas.
Et si on jouait ce soir à saute-mouton en dégustant un bon petit verre de vin bourru ? Le premier soir peut-être, mais sûrement pas le dernier ! Travailleur cassé.

Gabriel CARBALLEDA
Ergonome consultant, cabinet Indigo Ergonomie, Mérignac
Professeur associé à l'Université de Bordeaux 1


Bunker palace et la quadrature du siècle.
Voici donc le centre névralgique de l'économie de marché : la Bourse.
Point de traders fébriles, la cravate dénouée, vociférant des ordres d'achats et de ventes. Des rangées d'ordinateurs sous une charpente de béton, en carrés concentriques autour d'un espace vide. Froid et feutré. L'uniforme des employés, reprenant la couleur de la moquette, souligne la déshumanisation d'un monde où la calme rationalité de la technique semble s'être substituée à l'imprévisible exubérance des hommes. La géométrie des angles droits a remplacé l'espace chaotique de a corbeille. L'ordre du marché règne. Avant la tempête.

Jérôme GAUTIE
Economiste
Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne

jeudi 15 juillet 2010

Travailler, ce peut être une œuvre. Créer dans la solitude, puiser dans ses forces propres. C'est aussi communiquer. Et communiquer, c'est parfois s'engager, sans forcément l'envisager, à assumer des tâches dont on n'a pas toujours prévu la dimension monotone et répétitive.

Alain LANCRY
Professeur des Universités
Université de Picardie, directeur exécutif de la revue Le Travail Humain



On fait venir des ouvriers. On répartit les tâches. Grâce à la précision des calculs, des plans et des maquettes on réussit à construire l'ensemble. Le matin, tout est terminé. C'est une vraie surprise pour tous. Un bonheur pour les travailleurs. Mais les savants semblent complètement abattus. Malgré le cercle des penseurs et d'ingénieurs à l'origine du projet, plus personne ne sait exactement quoi faire des machines. On décide cependant de ne pas en rester là. Et c'est pourtant ce que nous aurions dû faire : continuer à travailler la matière, poursuivre inlassablement l'œuvre, transmettre les tours de main, et noyer le lac des sombres drames.

Jean-Luc TOMAS
Chercheur en psychologie du travail,
équipe clinique de l'activité
Conservatoire National des Arts et Métiers


De quoi parlent-ils ? Pour certains ce sera de tout autre chose que du travail. Pour d'autres c'est une situation de travail assez énigmatique. Un cadre agenouillé au bureau d'une secrétaire.
L'ambiance semble détendue. Le poste de travail n'a pas de chaise pour que quelqu'un parle avec la secrétaire, ce n'est pas prévu. Le rapport d'activité semble faussé. Peut-être a-t-il quelque chose à demander à sa secrétaire et se met-il à son niveau pour faciliter la communication. Mais on peut y voir une évolution des rapports professionnels, notamment une égalité des sexes. Cela ouvre des perspectives sur le genre et le travail.

Sandrine CAROLY
Maître de conférences en ergonomie
Université de Grenoble


Sans doute les moyens de communication sont en progrès : télégraphe, téléphone, puis le NTIC : informatique, internet. Mais, quid du progrès dans le monde du travail ? Après le travail à la chaîne : la saisie des données au kilomètre, les centres d'appels, de nouveaux outils de contrôle. Et, ce salarié comment réussit-il à être efficace entre le téléphone et les informations des différents écrans ? Combien de temps ? Avec quelles connaissances ? Quels risques et quels impacts sur sa santé ? Voici quelques questions traitées par l'ergonome pour comprendre l'Homme au travail et contribuer à son bien-être et à la sécurité du système socio-technique.

Cécilia DE LA GARZA
Ergonome, EDF R&D


La main et le regard...
Loin des show-room, après avoir rêvé un instant que le siège réglable lui permettrait d'asseoir son postérieur et son pouvoir en jetant un regard circulaire sur son environnement, l'homme disparaît... A l'abri de tous et des rayons du soleil, happé par les nouvelles technologies, submergé par les équipements périphériques, l'homme travaille.
Mais l'homme n'est pas seul. Signes tangible et visible de l'activité, la main contre le regard. L'histoire commence.

Jean SCHRAM
Psychologue et ergonome
EDF, Délégation Groupe Santé Sécurité


Un univers saturé d'objets techniques et pourtant familiers, qui exigent tous d'être mobilisés, interdisant tout repos, toute paresse ; qui vampirisent l'espace en lui ôtant sa densité humaine. L'autre disparaît dans ce décor pour en devenir un élément sans âme... J'ai mal... de la tête aux pieds... avec la certitude insupportable que cela va continuer jusqu'au moment où j'irai faire biper mon badge dans la diabolique pointeuse ! Et ce bruit... et cette voix dans le téléphone qui elle aussi n'est plus qu'un bruit...

Laurence THERY
Administratrice salariée à la Fondation
Européenne pour l'amélioration des
conditions de travail de Dublin

Qu'il paraît minuscule devant l'énormité de ce réacteur dont il tient pourtant le sort entre les mains !
Comme ce mécanicien qui réalise de petites réparations pour permettre à l'avion de repartir en toute sécurité, ils sont de nombreux travailleurs à s'activer, une fois l'aéronef immobilisé dans sa place de stationnement, pour nettoyer la cabine, décharger et recharger les bagages, assurer l'approvisionnement en carburant, reconstituer le stock de plateaux repas...
Ils sont unis par la même contrainte, faire partir l'avion à l'heure, et par la même satisfaction, permettre à des centaines de milliers de passagers de rallier chaque jour le bout du monde.
Chaque appareil qui décolle exprime l'aboutissement de leur ingénieuse coordination.

Tchibara ALETCHERIDJI
Ergonome, Aéroports de Paris



Un homme, une structure métallique, un pont, du travail, beaucoup de travail.
Mais qui s'en souviendra ?
Un homme ferraille un élément de la structure du pont, colonne vertébrale de l'édifice.
Avance progressive de l'homme au milieu des aciers, gestes minutieux qui structurent son travail.
Une structure qui sera noyée dans le béton, un travail invisible quand vous passerez sur le pont. Invisibilité, encore et toujours, du travail des hommes.
La photographie jette un pont entre deux rives, entre le visible et l'invisible, et remet, pour toujours, cet homme au centre de son travail.
Lui seul sera fier d'y être pour quelque chose lorsqu'il traversera le pont.

René BARATTA
Réalisateur et ergonome consultant


On a toujours besoin d'un plus petit que soi. Image ironique de la puissance industrielle contrainte de faire appel aux bras d'un OS juste armé d'une pelle, outil rudimentaire datant des âges les plus reculés. Comment cet homme voit-il sa tâche ? Que pèse-t-il aux yeux du concepteur et du conducteur de la machine ?

Charles GADBOIS
Psychologue du travail et ergonome
Directeur de recherche CNRS


Le travail est une question d'équilibre... Fragile, éphémère, puissant. On ne sait jamais comment ça tient ou comment ça fonctionne. Il reste une part de magie dans l'aventure du travail à l'œuvre. L'ergonomie s'essaye à dévoiler les ressorts de cet équilibre, à les comprendre pour les permettre sans contrainte, pour faire en sorte que ce travail soit à la mesure de l'homme qui l'exécute et viable du point de vue économique. Tenter de faire tenir le tout ensemble.

Sophie PRUNIER-POULMAIRE
Maître de conférences en ergonomie
Université de Paris Ouest - Nanterre La Défense


Seul, dans un désert de livres encagés, en casiers encodés, éloigné de ses collègues, sans pouvoir échanger, il se déplace, au long du jour, sous lumière artificielle sur l'infini de chemins bétonnés.
Armé de sa douchette, il contrôle les stocks d'idées, de pensées, d'intrigues, d'essais, de romans, de documents, des livres innombrable dont pour lui, il ne reste même plus le nom ni le matricule, juste un code barre sans signification que l'œil du laser déchiffre.
Il vise, tire. Veut-il tuer ce livre ? Peut-il en prendre un, en apprécier le format, la texture, le papier, l'histoire ? Il n'en a pas le temps.
Mais a-t-il encore l'envie, le goût de lire ?
Vite, le client attend.

Annie WEILL-FASSINA
Ergonome, Ecole Pratique des Hautes Etudes


Qu'est-ce qu'un environnement de travail favorable ? Un environnement qui ne soit pas délétère, bien sûr. Mais ce n'est pas suffisant. Un environnement qui propose des ressources, qui encadre et protège, qui stimule l'inventivité.
De l'océan des idées, la pensée émerge.

Pierre FALZON
Professeur, chaire d'ergonomie et neurosciences du travail
Conservatoire National des Arts et Métiers

Le travail ne se révèle à quiconque, dont celui qui l'exerce, que par le prisme du regard porté sur lui. Le travail de l'équipe urgentiste peut être révélé en termes de postures ou de communication entre collègues, ou encore de respect des règles d'hygiène et du protocole médical ; par le biais des instruments et des informations, des traces des tâches précédentes et de l'anticipation de la tâche à venir dans celle en train de se faire, ou encore de cet être fragile, concentré d'avenir et d'attentes pour ce couple pressant et inquiet, attendant un diagnostic derrière la porte. Le sens du travail ne se laissera probablement saisir qu'au carrefour des perspectives variées, assumant la singularité des contextes et attachées à la subjectivité du travail humain.

Fabien COUTAREL
Ergonome et maître de conférences
Université Blaise Pascal, UFR STAPS,
Clermont-Ferrand


Les hommes en blanc.
Le travail est délicat, les hommes sont concentrés sur leur tâche, font corps avec l'opération en cours. La machine est grosse, les hommes opèrent en son sein. Pas d'effort physique apparent mais des corps et cerveaux totalement engagés dans l'activité. Les yeux prélèvent de l'information, les mains ajustent avec précision. Qu'entendent-ils ? Que sentent-ils ? Y a-t-il des vibrations ? Que se passe t-il derrière cette protection ? Ou plutôt quelle opération sont-ils en train de commander à distance Quels sont les risques pour eux-mêmes, pour l'installation et peut-être pour la population environnante ?

Francis BOURDON
Ergonome
Chargé de projet santé travail à la CFDT


Contre vents, qu'importe les conditions physiques de travail, froid, humidité, bruit et marées, arrivage plus ou moins conséquent en produits frais, il vident, préparent et empaquettent les poissons et les crustacés fraîchement arrivés. Ils écument les fruits de la mer... les fruits du travail des pêcheurs.
Atmosphère iodée et glacée, lumière artificielle, été comme hiver, ils sont ici amarrés à leur poste de travail pour des nuits fraîches, courtes et écaillées en sommeil.
Périodes d'accalmie ou emportés par le courant des approvisionnements, ils ne faiblissent pas. Ils vaquent à leur travail au service de restaurateurs, grossistes, sociétés d'import-export... in finie pour le consommateur qui se restaure le jour.
Mais à quel prix cette effervescence du travail nocturne ? Ne serait-ce pas au détriment d'une vie extraprofessionnelle endormie pendant qu'ils travaillent ? Ne se retrouvent-ils pas seuls dans un océan de décalages - horaire, biologie, social, familial - à gérer ?
Alors comment y remédier ? Comment "ancrer" des conditions de travail optimum tout en gardant la fraîcheur du métier.

Aurélie MARY DIT CORDIER
Ergonome SNCF pour les Etudiants en Master 2 de Psychologie du travail et ergonomie
année 2007-2008, Université Paris Ouest - Nanterre La Défense


Au travail, la nuit.
Le temps s'arrête, l'impression de gagner du temps sur sa vie, même si ce sont peut-être des années de fin de vie que l'on perd. Du temps gagné sur le jour, sur les autres, ces autres qui dorment et que l'on veille.
Travailler dans le noir, travail masqué, méconnu mais pourtant essentiel... Fierté.
L'équipe est soudée, les confidences de mise, les entraides propices, quelquefois on envisage l'avenir, lorsqu'on rentrera dans le rang des travailleurs de jour, on verra... tant qu'on tient ! Le petit matin arrive, aller enfin se coucher.

Béatrice BARTHE
Maître de conférences en ergonomie, Université Toulouse 2 le Mirail


La circulation - des personnes et des marchandises -, mobilise une population de travailleurs sédentaires ou mobiles habitués au travail de nuit.
Alors que le pompiste veille, le chauffeur de poids lourd longue distance poursuit sa course contre le temps. Faute de rattraper celui qu'il a perdu dans la circulation ou lors de l'attente de son chargement, il sait que l'interdiction de circuler le samedi et le dimanche l'obligera à stationner.
Dans son relais, le pompiste l'informe des conditions de circulation, le renseigne sur des itinéraires ou l'existence de ressources humaines et matérielles ; plus largement il le rassure.
Face à l'imprévisible, leurs interactions concourent au maintien de l'activité économique.

Christophe MUNDUTEGUI
Chercheur, Institut National de Recherche sur les Transport et leur Sécurité


Une approche durable : moderniser en respectant le patrimoine.
La rencontre de différents corps de métiers, un grand nombre de situations de travail différentes qui ont toutes le même objectif : retrouver une fourniture de service de transport répondant aux attentes des clients, le contexte d'activité habituel de l'ergonome. Tout le monde apporte sa pierre à l'édifice, quel référentiel commun entre eux, comment se gère la coactivité ?
Un grand espace transformé par si peu de travailleurs, ici aussi des gains de productivité ; même si ce chantier est d'apparence calme et sereine... Quand le stress est en latence avant sa manifestation.
Du soleil et de la chaleur à Glacière, quid de la maintenance de nuit de station de métro souterraine ?

Alexandre MORAIS
Responsable ergonomie industrielle
PSA Peugeot Citröen

mardi 13 juillet 2010

Les parois de la galerie sont sombres, de plus en plus sombres, avec au loin jusque quelques points lumineux. Où est l'horizon ? Fait-il froid ? Autour, le silence sans doute. Peut-être est-il pesant ?
La seule source de lumière, de chaleur et de bruit, cette flamme, dont il faut pourtant se protéger si l'on ne veut pas qu'elle vous brûle les yeux, le visage ou les mains.
Les mineurs disaient que les parois craquaient la nuit, vers minuit.
Le soudeur est seul, un genou sur la voie ferrée où dans quelques heures circuleront, en sécurité améliorée, des rames bondées d'autres travailleurs rejoignant leur lieu de travail, ou en revenant peut-être.

Francis SIX
Professeur en ergonomie, Université Charles-de-Gaulle Lille 3


Entre ombre et lumière, ce voyageur solitaire nous rencontre, fugacement, nous, voyageurs anonymes, d'affaires ou de loisirs. Garant de notre sécurité, gardien du temps, enquêteur de billets, colporteur de nouvelles, comment a-t-il choisi sa voie ? Une vie d'allers et retours, à sillonner les routes de fer. Le souhaitait-il ? S'imaginait-il avancer, autoritaire ou débonnaire, de siège en siège, de voiture en voiture ? Pensait-il vivre au rythme décalé de la locomotive ?
Deux minutes d'arrêt ! Il est tard. Quand devra-t-il se remettre sur les rails ?
Monsieur, éloignez-vous de la bordure du quai s'il vous plaît.

Anne PIGNAULT
Maître de conférences, psychologie du travail
Université Paris Ouest - Nanterre La Défense
&
Léonard QUERELLE
Ergonome consultant
Gérant du cabinet Ergonomie & Conception


Merveilleuse vie nocturne, la magie urbaine ne cesse d'éclairer nos moments festifs. Mais en arrière plan des paillettes, des travailleurs sans heures sont là pour nous faire oublier les possibles faiblesses de la technologie. Continuité des services, continuité des dispositifs, continuité de notre confort au prix de la désynchronisation biologique et sociale des travailleurs de l'ombre. L'échafaud moderne des travailleurs nocturnes contribue à la prolongation de la vie des travailleurs diurnes. Maintenir les yeux ouverts pour un sommeil sans soucis des travailleurs de jour.

Pierre PAVAGEAU
Docteur en ergonomie, Conservatoire National des Arts et Métiers


Vie à contre courant, vie à contre jour, Joe le taxi est le passeur entre le jour et la nuit, entre le travail et le loisir des autres. Travail la nuit, sommeil le jour, sa vie se dessine en creux, le loisir de ses clients se reflète sur ses vitres, il est l'extérieur nuit. Il a sans doute choisi de travailler la nuit parce que cela rapporte plus et parce que le trafic est plus fluide, moins de stress, moins le sentiment du temps perdu. Il est jeune, il fera cela quelques années, pense-t-il, jusqu'à ce qu'il ait une vie familiale qui ne sera pas compatible avec ce travail. Au petit matin, il rentrera chez lui, dans une banlieue lointaine, déposant au passage un dernier client.

Jean-Yves BOULIN
Sociologue CNRS
IRISES / Université Paris-Dauphine


Depuis le XIXe siècle, l'invention de l'électricité et la révolution industrielle ont très rapidement et profondément modifié les conditions de travail au travers du développement du travail de nuit. Pour ces "travailleurs de l'ombre" cette transformation génère un décalage entre le cycle jour-nuit et leurs rythmes endogènes, avec des conséquences sur la fatigue et le bien-être. Plongé dans l'ambiance lumineuse artificielle d'une aciérie, ce travailleur semble rechercher vers le haut cette source vitale d'énergie, moteur principal de son horloge interne.

Philippe CABON
Maître de conférences
en psychologie-ergonomie
Université Paris Descartes - Paris 5

On pense qu'ils s'ennuient, les gardiens, qu'ils ne font rien. Ici on voit très bien ce que signifie garder : avoir l'œil. Les grands singes semblent partager le souci du gardien pour un détail qu'on imagine inhabituel. Au travail, pour que ça marche, il faut donner une vie à l'inanimé, faire corps avec l'environnement. On ne s'étonnerait donc pas qu'il leur parle. Mais cette interaction familière est piégée dans le grand récit colonial qui organise les vitrines. Qu'est-ce qui se garde ici ? La mémoire de l'enfance, quand les squelettes sont des copains, ou la mémoire de nos atrocités ? C'est comment, vivre sous le regard du singe ?

Pascale MOLINIER
Psychologue, maître de conférences au Conservatoire National des Arts et Métiers

lundi 12 juillet 2010

Clic ! La photo arrête la danse solitaire de l'homme en blanc ! Le peintre doit tout contrôler : son geste, sa démarche, sa posture, le tuyau d'arrivée, la distance du pistolet au plafond, la viscosité de la peinture qui varie avec la température, l'effet produit... Qui a tenté de peindre au pistolet a éprouvé cette complexité pour arriver au bel et bon résultat. La protection du luminaire semble efficace, mais qu'en est-il de la sienne ? Non, il ne faut pas non plus penser aux logos inquiétants apposés sur le pot de peinture. Si, en plus, il fallait travailler avec cette angoisse !

Robert VILLATTE
Ergonome consultant retraité


Travailler dans le bruit assourdissant du karcher sur les parois métalliques du bateau, dans le froid et l'humidité, avec l'odeur écœurante du poisson, toujours sur le qui-vive pour ne pas glisser ou de prendre les pieds dans le tuyau : à quoi pensez-vous, Monsieur, sous votre combinaison d'astronaute, isolé dans cet immense espace et dans le temps ?
Désormais, en admirant la beauté de votre travail ainsi photographié, le saumon dans notre assiette prendra un tout autre goût.

Michèle ROCHER
Ergonome
Institut National de Recherche et Sécurité



Lumière crue sur l'exclusion. Qu'y a-t-il de plus violent, l'éclairage aveuglant, le rouge de ce mur du métro parisien, la déchéance de ce SDF couché à même le sol, ou l'impuissance de ce travailleur social penché sur la misère du monde ? A bien y regarder, l'agression vient moins du néon que de la situation. Chaque jour, la sacro-sainte compétitivité de l'économie jette à la rue de plus en plus de travailleurs devenus pauvres. Chaque jour, on demande à des travailleurs sociaux de vider la mer avec une petite cuiller.
Tant que nos société ne rétabliront pas l'équilibre entre riches et moins riches, entre capital et travail, la violence sera dans le rouge.

François DESRIAUX
Rédacteur en chef de la revue Santé et Travail


Des photos dans une photo... ça émiette ce grand espace. Que font les gens ? Pas de doute, ils travaillent, mais à quoi ? On les voit de loin, de dos. Où sont-ils ? Dans un hangar aménagé ? On s'attend presque à ce qu'ils aient froid. L'endroit serait presque beau s'ils étaient sous une verrière... On dirait qu'ils n'ont pas de lumière du jour.

Christine VIDAL-GOMEL
Maître de conférences, psychologie-ergonomie, Université Paris 8


Quelque chose est posé au milieu et nous voulons le lire.
Adressez-vous à moi car je suis de ces héros ordinaires qui chuchotent les mots de ceux qui souhaitent vous parler.

Viviane FOLCHER
Maître de conférences, psychologie-ergonomie, Université Paris 8



Une activité d'équilibriste où l'environnement minéral et la température glaciale imposent de travailler vite pour rester le moins possible exposé au blizzard. Pour se protéger du froid, cette activité oblige à être engoncé dans des vêtements chauds : aisance gestuelle impossible, effort énergétique continu.
La couleur des vêtements suggère la constitution de binômes. La coordination entre ces quatre personnages -l'approvisionneur, le passeur, le lanceur et l'accrocheur- prend la valeur d'un ballet de gestes précis pour ne pas rompre la chaîne humaine, et de regards synchronisés pour optimiser la prise en main et l'accrochage des poissons.

Annie DROUIN
Ergonome
Enseignante à l'Université Paris 1
Membre du conseil d'administration de la
Société d'Ergonomie de Langue Française

Rien n'empêche de penser que le travail fait à ce moment là est tout autre chose que d'écouter à droite ou d'écouter à gauche. Entre ces deux combinés téléphoniques, peut-être cet homme espère-t-il seulement qu'on lui parle. En attendant, il interroge du regard ce qui se passe ailleurs. Peut-être n'est-il pas entre les combinés. Peut-être aussi le photographe parle-t-il grâce à cet homme de ce qui le préoccupe, lui, dans son propre travail : la solitude dans l'univers de la communication généralisée. On ne le saura pas. La photographie ne montre pas la réalité. Elle montre ce qu'on ne voit pas : par exemple, ce que ces opérateurs de l'Hôtel Drouot sont devenus depuis que les téléphones sont sans fil. Et donc ce qu'ils pourraient devenir.

Yves CLOT
Chaire de psychologie du travail du
Conservatoire National des Arts et Métiers
Directeur du CRTD



Contrats ? Commandes ? Conseils ? Consultation ? L'information circule vite et loin, les mots vont et viennent, décisifs. Mais communication n'entraîne pas sympathie. La transaction finie, on est encore seul. Chacun pour soi.

Thomas COUTROT
Economiste, DARES


Quelques nouvelles.
Un bureau, neuf et impersonnel, au 20e étage d'une tour, près du 4e périphérique. Beaucoup de transport.
Toujours pas de collègue dans le service.
Avec la crise économique, on n'embauchera pas tous les effectifs prévus.
Ce n'est pas drôle, mais il ne faut pas se plaindre...
En face, un bâtiment en construction. Dans le froid et la grisaille, perchés sur des échafaudages, des ouvriers isolent la façade.
Ils repartent, dès le travail fini, mais sans travail, dans la province du Qinghai.
Grisaille, comme cet immeuble, qui ressemblera à tous ceux alentour.

François GUÉRIN
Ergonome, ITG Consultants


Cet ajusteur, montré au travers d'une bouche e tuyau, le photographe le voit-il menacé de ligotage ? Ou veut-il attirer l'attention sur le visage, le regard attentif à la réussite du geste ? Acceptons les deux visions. On imagine que cet ouvrier, comme bien d'autres, tirerait un bilan mitigé des évolutions du travail. Il est debout, le corps droit, mais il a des efforts à fournir, une épaule en déséquilibre. Il a peut-être des équipements modernes, mais il est sur la chaîne. Il soigne la qualité, mais il fait vite. Sa tâche se répète, mais il est soucieux des diversités. "OK", mentionne un panneau à l'arrière. OK, mais non sans mal...

Serge VOLKOFF
Statisticien et ergonome, Centre d'études de l'emploi


Pendant que sa collègue laisse subir à son regard une scène sans attrait, sa main s'arrache du clavier et s'envole très haut, libérant un geste ambigu tout à la fois irrévérencieux et ecclésiastique. Qui hèle-t-elle ?
Solidairement rivées aux caisses-enregistreuses, elles portent sur elles l'image de leur personnalité. Mais uniforme, coiffe, petit foulard et badge obligatoires n'y font rien, leur personnalité et leur présence détonnent, humanisant ce lieu de la consommation standardisée.
Le travail pris en otage ?

Michel BERTHET
Ergonome, responsable de département, INRS


Elle regarde l'objectif, c'est son métier. Les autres regardent leurs mains qui taillent, tirent, tordent les cheveux, c'est leur métier. Les mains comme des papillons, en haut, en bas, à droite et à gauche, les têtes se penchent et se déhanchent. Suivre le vol des papillons sans collision, savoir avant où ils s'en vont. Il faut qu'elle soit belle, mais vite.
Le temps file en coulisse.

Corinne GAUDART
Chercheur en ergonomie au CNRS






jeudi 8 juillet 2010

Un brasier si violent que les canadairs ne peuvent intervenir et qui va même jusqu'à éteindre presque totalement le soleil. Et pourtant, face à cette nature déchaînée, deux soldats du feu sont là, à leur poste, simples fantassins solidaires éprouvant leurs limites humaines, physiques et psychologiques, mais fidèles au sens de leur engagement professionnel : assurer à leurs risques et périls la sécurité de leurs concitoyens en toutes circonstances, aussi difficiles soient-elles.

Ingrid GENIN
DRH nationale Macif, service santé sécurité


La peur... Avec eux, j'ai attendu le moment. Ils m'avaient raconté, pendant les quarts interminables, l'apprentissage véhément de leur métier. On attendait le feu... Devant lui, on n'est plus que réflexes et fusion aux autres. Brusquement, une nuit, casque sur la tête et calepin à la main, tripes tordues, voilà ces immenses flammes d'hydrocarbure léchant les ferrailles et les tuyauteries. Un feu sauvage, un fauve, des brûlures, des nuées d'étincelles. Et si ça pétait ? J'allais cramer et eux aussi, pour sauver cet alambic ? Ils avançaient, agrippés à leur lance, les yeux sur lui, no perder la cara del toro. Nerveusement, ils rigolaient : "Recule, l'ergonome, ça va chauffer !". Je ne pouvais pas bouger, je me serais enfui à toutes jambes.

Thierry ROGER
Ergonome, PSA Peugeot Citroën

Mutine. Comme corps mutin. Comme mutinerie, aussi. Et son sourire comme un pacte... Est-ce une évasion, surprise par le regard qui semble l'encourager à vouloir quitter cet univers d'agitation où le travail s'est perdu dans une présence sans existence ?
Est-ce plutôt un squat, surpris dans cet antre qu'une immobile Esmeralda des fabriques occupe comme un territoire ?
Mais aussi, se demande-t-on : surpris, vraiment, ou provoqué ?
De tout ça, l'observateur est-il le témoin ou l'occasion, le révélateur ou la ressource . Entre ce que regarder peut voir, et ce que regarder peut faire, du photographe à l'ergonome en somme, que signifie montrer le travail ?

François HUBAULT
Département ergonomie et écologie humaine
CEP - Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne







Lumière artificielle, bruit, uniforme, anonymat et atomicité, solitude collective, attention permanente, contraintes posturales, rythme dicté, répétitivité, spécialisation, parcellisation, mixité... Deux photos, deux mondes, une même description du travail.
Deux classes de travailleurs nées de la division du travail.
Dans laquelle trouve-t-on les plus rabougris ? L'ouvrier baisse la tête, les traders la lèvent. Evident ? Non : les traders sont dominés par la machine du marché, l'ouvrier reste maître de sa machine et peut encore s'évader.

Philippe ASKENAZY
Economiste, directeur de recherche au CNRS

Le travail dans les sous-marins nucléaires est l'une des situations les plus procédularisées qui puisse exister. Les experts de l'ingénierie étudient par avance chaque opération de maintenance, définissent un mode opératoire obligatoire et les outils et équipements de sécurité nécessaires. Chaque opération fait l'objet d'une demande d'intervention, visée par différents responsables d'exploitation. Avant l'intervention, la conduite met les installations à disposition de la maintenance dans des conditions de sécurité garanties en établissant un régime de consignation. L'intervention finie fait l'objet d'un compte rendu qui est archivé. On écrit ce qu'on va faire, on fait ce qui est écrit, et on écrit ce qu'on a fait. Pour être sûr.


François DANIELLOU
Professeur d'ergonomie
Université Victor Segalen Bordeaux 2



On les voit enfin, ceux qui fabriquent nos voitures, ceux que la publicité ignore pour nous faire croire à la conception immaculée de ces objets de rêve. On ne voit pas leur visage, la carcasse s'interpose comme pour leur voler la vedette. Et pourtant, ce qu'on voit d'eux en dit long sur ce qui se passe dans leurs bras, leurs mains, leur tête. Les jambes en position, les yeux braqués sur ce qu'ils viennent de faire, vérifier que tout est OK, la sécurité de la voiture, c'est la précision de leurs gestes. Les jambes dans une autre position, les yeux braqués sur le geste suivant, ne pas prendre de retard, le prix de la voiture, c'est la rapidité de leurs gestes. Ils se guettent : "tu as fini ? On est OK sur cette voiture ? On peut sortir de ses entrailles ? On peut passer le relais ? On peut la regarder avant de disparaître sous la suivante ? On peut se trouver beau ?"

Fabrice BOURGEOIS
Ergonome à Omnia
Maître de conférences associé à l'Université Paris Ouest - Nanterre La Défense




Sexualité et travail : de prime abord, c'est le scialytique, la distance œil-tâche, l'attention... de quoi réjouir l'ergonome. Et puis s'impose l'idée de la double activité des femmes, professionnelle et domestique : vive la sociologie ! Un peu trop vertueux tout de même. Un mamelon et une bouche, la bretelle défaite, c'est la sensualité par excellence. Et si cette femme BCBG examinait des images érotiques, son regard serait-il différent ? Alors, travail ou sexualité ? A qui revient la centralité ? Un remake du cliché de Doisneau où deux gros-bras à pleines mains les seins d'une statue de Maillol pour l'installer dans un jardin public ?

Christophe DEJOURS
Titulaire de la chaire Psychanalyse-Santé-Travail
Conservatoire National des Arts et Métiers


A quoi pense ce jeune homme à la peau maculée ? A son omoplate qui équilibre la poutre de ciment ? Aux mètres à parcourir pour la déposer ? Aux visages chaleureux ou hostiles que l'histoire du chantier le mène à croiser ? Au repas à bricoler le soir dans son humble garni ? Aux siens peut-être laissés loin des tours audacieuses et hautaines derrière son dos ? Nous n'en savons rien.
A-t-on assez mesuré qu'au travail comme dans la vie, nous ne cessons de penser ? Et que circulant dans ces saccades spirituelles du plus proche au plus lointain horizon, nous ne cessons de resituer et d'évaluer cet usage industrieux qu'on fait et que nous faisons de nous-mêmes ?

Yves SCHWARTZ
Professeur de philosophie
Département d'ergologie, Université de Provence