jeudi 2 juillet 2009

Acierix

"Le travail ne paie plus"


Les formes modernes d'organisation du travail comme l'idéologie managériale exigent que les salariés s'engagent "à fond" dans leur travail. Mais ceux-ci n'ont pas véritablement le sentiment d'en retirer un bénéfice.
Ce qui vient le plus immédiatement à l'esprit, ce sont les rémunérations financières, salaires et primes de différentes natures. L'instauration des 35 heures en 2000 (de nombreux accords prévoyaient une modération salariale de longue durée en contrepartie de la réduction du temps de travail) et la financiarisation des entreprises (une partie importante est destinée, dans les entreprises cotées, à rémunérer les actionnaires) ont contribué à une véritable stagnation des                                salaires.



Il existe d'autres formes de reconnaissance : promotion, perspectives de carrière, formations, mais elles sont très limitées en période de difficultés économiques. Il y a également ce qu'on appelle la "reconnaissance symbolique". Elle prend d'autant plus d'importance que les autres modes se tarissent, et peut se manifester sous la forme d'une autonomie accrue, de responsabilités plus étendues, d'une prise en compte des besoins réels au travail et du droit à être entendu. L'entreprise moderne joue beaucoup sur ces attentes et prétend transformer ses salariés en véritables interlocuteurs. L'instauration de multiples groupes ad hoc, de projets ou de qualité, les entretiens généralisés avec le supérieur hiérarchique immédiat tendent à donner l'impression d'un monde du travail plus démocratique.
Les enquêtes de terrain révèlent pourtant que la question de la reconnaissance peut faire l'objet de fortes frustrations et même de souffrances.


Nombre de salariés se plaignent d'une méconnaissance de leurs problèmes et besoins de la part de leurs supérieurs hiérarchiques. Ceux-ci ne seraient pas en capacité de mesurer réellement les difficultés que peuvent rencontrer leurs subordonnés. Les salariés pointent le fait que l'encadrement direct est devenu de plus en plus une hiérarchie d'animation et de gestion au détriment de sa capacité technique, et que leur mobilité (de cette mobilité systématique qui caractérise les carrières des cadres), moins aptes à connaître la réalité du travail des opérateurs ou employés subalternes. Il est fréquent que les salariés aient ainsi le sentiment de ne pas pouvoir faire faire reconnaître les efforts qu'ils déploient pour accomplir leur travail. Ils disent souvent ne pas espérer d'aide de la part de leur hiérarchie. Nous avons vu des opérateurs se réjouir de voir, pendant la grève qu'ils avaient entamée, les cadres débarquer pour tenir leurs postes. Au lieu de crier aux briseurs de grèves, ils étaient ravis de l'occasion inespérée de voir leurs cadres prendre conscience de la réalité du travail qu'ils organisaient pour leurs subordonnés. Réaménager leur poste de travail, négocier les objectifs et les moyens, obtenir des délais supplémentaires : ceci paraît difficile, voire impossible à nombre de salariés. Se dégagent ainsi des enquêtes comme un sentiment de solitude et d'abandon, de non-reconnaissance et de non-assistance pour les aider à travailler correctement. Le travail devient de plus en plus une source de mal-être et de stress.
Les salariés ont le sentiment de ne pas voir leur travail rétribué en fonction de leur implication, mais aussi de ne pas pouvoir se faire entendre lorsqu'ils cherchent à mettre en cohérence les objectifs fixés avec les conditions de leur activité. Ce sentiment est relativement homogène, on le retrouve chez les opérateurs, les employés mais aussi chez nombre d'ingénieurs, de techniciens et de cadres.


Certains salariés éprouvent, pour les mêmes raisons, une réelle angoisse avant l'entretien annuel avec le N+1, moment obligé de l'évaluation de leur travail. Ce n'est pas qu'ils dénient à leurs managers leur savoir, ni la qualité de leurs diplômes, mais ils pensent qu'ils ne sont pas à même d'évaluer correctement leur travail, parce qu'ils ne restent pas suffisamment longtemps en poste pour connaître la spécificité des tâches de leurs subalternes, parce qu'ils fixent parfois des objectifs irréalisables ou parce qu'ils ont des quotas de "notes" à respecter (et ce, d'autant plus qu'il y a des primes ou des augmentations de salaires à la clé). Ainsi, des cadres d'une grande entreprise informatique se plaignaient qu'on leur demande de compléter leur formation et leur expérience en partageant leur temps de travail entre plusieurs services, alors qu'ils ne parvenaient pas à obtenir l'accord des responsables des autres services pour y travailler. On ne tenait pas compte de leurs arguments et leur notation s'en ressentait fortement.
Les salariés sont ainsi souvent jaugés, jugés, comparés, plus que réellement évalués au vu de leurs efforts et de la réalité du travail accompli, compte tenu des difficultés, contradictions et incohérences qu'ils ont à surmonter en permanence. Les évaluations fréquentes courent d'autant plus le risque de l'arbitraire qu'il s'agit désormais d'apprécier des compétences individuelles, lesquelles prennent en compte non seulement des connaissances mais aussi des aptitudes et la bonne volonté des salariés, c'est-à-dire aussi bien le savoir que le savoir-faire et le savoir-être. C'est dans les années quatre-vingt que la notion de "compétence" apparaît dans les textes officiels de l'Education nationale, et en 1990 dans le monde des Entreprises, où elle se substitue à celle de "qualification".


Dès lors que l'on se situe dans le registre du savoir-être, on est confronté à des notions floues car la compétence "se singularise par la prépondérance qu'elle accorde aux attributs des individus (à l'inverse de la qualification). Elle vise à appréhender des compétences comportementales, ou bien des savoirs comportementaux. De plus, cette focalisation sur le comportement individuel occulte toute la dimension collective du travail. Avec les évaluations individuelles basées sur la compétence, la personnalité du salarié devient la cible. Ne parle-t-on pas d'ailleurs, dans la littérature managériale, de management des affects, ou de gestion des émotions ? Certaines grandes entreprises ont été jusqu'à mettre au point, avec l'aide de chercheurs du CNRS, des logiciels destinés à cerner la personnalité de leurs salariés pour éclairer les décisions de promotion et d'affectation. D'autres ont développé des pratiques qui consistent à faire évaluer les salariés par leurs collègues sur la base de questionnaires destinés à mettre à jour la personnalité et les comportements au travail. Les agents de l'ANPE ont intégré ces aspects et des stages de préparation aux entretiens de recrutement insistent sur la présentation de soi (gestuelle, expressions du visage, posture physique, voix ou choix des vêtements).
Ce n'est pas l'activité que déploient les salariés pour réaliser un travail de qualité, malgré les inconsistances et insuffisances de l'organisation du travail, qui est jugé. Ce que le management "apprécie" de façon subjective, ce sont surtout des caractéristiques personnelles.
La difficulté de faire reconnaître le travail réel peut être source d'une réelle souffrance. Elle engendre parfois un sentiment de précarisation car les pratiques d'évaluations permanentes sont déterminantes non seulement pour la carrière mais tout simplement pour le maintien dans l'entreprise.

Aucun commentaire: