mardi 30 juin 2009

Dossier Acierix

"AU TRAVAIL, MAINTENANT, C'EST CHACUN POUR SOI"


"Dans le temps, on se serrait les coudes", expliquait un syndicalistes lors d'une enquête dans l'industrie automobile. "Maintenant, on se les touche à peine au passage quand on se croise" ! L'image est saisissante et reflète bien les évolutions. Il faut comprendre cette expression "se serrer les coudes" comme une référence à une forte solidarité, qui n'existe plus. Aujourd'hui, avec l'intensification et l'individualisation du travail, on ne prend même plus le temps de se serrer la main. Maintenant, c'est chacun pour soi.
Nombre de nos enquêtes montrent que les salariés n'ont pas toujours le temps de communiquer entre eux, au détriment parfois du travail qui exigerait plus d'échanges. Il y a également ce fait que les salariés sont souvent confrontés à des situations complexes, qui se manifestent par de fortes tensions, voire contradictions. Ils sont préoccupés par le risque de ne pas atteindre leurs objectifs, et peu réceptifs aux problèmes de leurs collègues, qu'ils voient surtout comme des concurrents potentiels. Parfois même, les collègues sont perçus comme des obstacles à la réalisation du travail parce qu'ils sont trop lents, inefficaces, parce qu'ils ont des problèmes passager, et qu'ils ne contribuent pas de façon positive à l'objectif d'ensemble. La pratique, de plus en plus diffusée dans les entreprises, de la logique de prestation de services en interne contribue à renforcer un tel climat. Elle consiste à transformer chaque service, voire chaque poste de travail en client ou fournisseur de ses partenaires au sein de son établissement. Dans certaines entreprises, on demande au salarié de consigner sur un petit carnet ses doléances ou réclamations à l'égard de ses collègues "fournisseurs" lorsque le travail en amont n'a pas été convenablement réalisé. On conçoit que cela puisse contrarier des logiques sociales de solidarité et de sociabilité. De telles situations sont désormais classiques dans les grandes entreprises, mais on les observe également dans les PME sous-traitantes ou fournisseuses qui, soumises à des certifications qualité, sont tenues de mettre en œuvre des organisations du travail et des modes de mobilisation des salariés calqués sur ceux de leurs donneurs d'ordre.



On ne peut pas non plus oublier l'importance de la multiplicité des statuts d'emploi qui instaurent des fêlures importantes au sein de la communauté de travail. Dans les entreprises publiques et la fonction publique, les contractuels, de plus en plus nombreux, côtoient désormais les fonctionnaires ou les agents statutaires. Dans les entreprises privées, les intérimaires, les CDD (respectivement 2,1 % et 8,5 % en 2007), ainsi que les personnes à temps partiel subi (17,2 % ; source Enquêtes "Emplois" de l'INSEE) voisinent avec les titulaires, ceux qui ont la chance de bénéficier du fameux CDI. Bien souvent, notamment dans le privé, les salariés stables ont le sentiment que certains de leurs "avantages" (en termes de salaires, participation, intéressement, possibilité de partir en vacances aux dates les plus intéressantes, postes moins pénibles) reposent sur ce recours à une main-d'œuvre précaire (dont ils reconnaissent les difficultés), mais qu'ils estiment d'une certaine façon nécessaire pour que l'entreprise continue d'être rentable. Cette réalité peut souvent conduire à un repli sur soi, pour éviter un sentiment trop fort de culpabilité. Mais il arrive que les précaires eux-mêmes soient enclins, pour tenter d'arracher une embauche définitive, à jouer "en solo" la concurrence ouverte avec les "stables" et à faire la démonstration de leurs compétences, de leur investissement dans le travail, de leur disponibilité et dévouement à l'entreprise.                 



"Regardez, quand ça sonne, on se croirait aux 24 heures du Mans " raconte un salarié au moment de la fin de la journée de travail : tout le monde sort en effet en courant pour se précipiter dans sa voiture et rentrer à la maison au plus vite. "Mais ça n'a pas toujours été comme ça" ! Dans le temps, en effet, et notamment au cours des trente Glorieuses, dans les années cinquante, soixante et soixante-dix, c'était une autre ambiance et nombre d'anciens font part d'une profonde nostalgie de cette période. Une nostalgie à vrai dire étonnante, car les temps étaient durs : un taylorisme effréné, une hiérarchie nombreuse et pesante, des heures à n'en plus finir, un horizon souvent bouché. Mais, à la sortie de l'usine, les travailleurs prenaient du plaisir à se retrouver pour discuter ou prendre un verre au café. Tout comme ils trouvaient, au sein des collectifs de travail, une solidarité, une entraide, une complicité qui contrebalançaient la dureté de leur sort. Ils avaient le sentiment de partager les mêmes valeurs ; ils s'unissaient autour d'un sentiment d'injustice sociale et l'espoir d'un autre monde. Les mobilisations, les grèves nombreuses témoignaient de cette posture commune, de même qu'une sociabilité quotidienne : on fêtait ensemble des événements de la vie de chacun, on se soutenait en cas de coups durs personnels.



L'esprit du chacun pour soi (à l'opposé de la classe pour soi), qui domine le monde du travail actuel, reflète une société elle-même devenue plus individualisée et où le désir de réalisation de soi dans un esprit de concurrence est prégnant. Il suffit, pour s'en rendre compte, de penser aux émissions de télévision de reality show : elles reprennent de façon saisissante les codes managériaux de la mobilisation des salariés. Chacun doit s'impliquer et faire, en permanence sous l'œil de la caméra, la démonstration qu'il est le meilleur, sous peine d'être éliminé. La transparence doit être totale (la traçabilité informatique le permet). C'est chacun pour soi mais sans aucun quant-à-soi.
La question est de savoir dans quelle mesure les jeux personnels et l'esprit effréné de compétition ne nuisent pas à la qualité de la coopération. Dans le cadre d'une enquête dans une entreprise d'agroalimentaire, réalisée en 2006, certains opérateurs confiaient leurs inquiétudes : des jeunes intérimaires n'hésitaient pas à mettre en panne des automatismes afin de pouvoir, sous les yeux de la hiérarchie, les remettre en marche et démontrer ainsi l'étendue de leurs compétences, dans l'espoir d'une embauche définitive, alors que selon les "salariés stables", ces pannes pouvaient occasionner des accidents et dans tous les cas, pénalisaient l'entreprise.

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