lundi 9 novembre 2009

Une réalité occultée : la souffrance au travail


Marie Pezé, psychanalyste, a ouvert la première consultation spécialisée sur la souffrance au travail. Chaque jour, elle rencontre des hommes et des femmes en proie d'un mal qui en dit long sur le monde dans lequel nous vivons. Rencontres avec des abîmés du productivisme, des estropiés de "l'évaluation individualisée des performances", des fracassés du harcèlement. Toutes ces souffrances témoignent de la cruauté des rapports sociaux, de la dissolution des solidarités traditionnelles en entreprise et de la nocivité du management libéral. Cette orgie de violence sociale (voire orange, Thalès, Renault, etc...) laisse beaucoup de travailleurs dans des états de détresse difficilement imaginables. On peut mesurer l'extraordinaire impact du travail sur le corps et le psychisme. Pourtant, devant ce constat, les patrons et les pouvoirs publics cherchent la réponse dans le déni, de chercher des faiblesses dans la fragilité inhérente à l'humain plutôt que dans l'organisation du travail et la logique du système car, si la France se classe au troisième rang mondial de la productivité horaire, elle est aussi au troisième rang mondial du nombre de dépressions liées au travail. Neuf cents travailleurs ouvriers, employés, cadres franchissent chaque année le seuil du cabinet médical de Marie Pezé.

RENCONTRES


Elle est assistante sociale

Cette femme a une cinquantaine d'années et le visage miné par l'angoisse et les nuits sans sommeil. De son métier d'assistante sociale auprès d'adultes handicapés ou de familles en difficulté, elle
parle avec passion : C'est comme être maçon. Quand on voit le mur monté, on est satisfait, même si le travail est dur". Elle dit aussi : "Ma vie est un conte de fées, j'ai un mari super, des enfants magnifiques", et elle ajoute : "Je me le répète aujourd'hui tous les jours pour ne pas mourir". La vie de cette femme a basculé le jour où elle a accepté d'accompagner à un entretien une collègue victime de harcèlement sexuel par un supérieur. La direction n'a pas cru sa collègue, l'a licenciée, mais a contraint le harceleur à la démission. Cherchez l'erreur. Cette femme était devenue le témoin gênant d'une affaire gênante. A pousser dehors, donc. Mais, pour elle, le travail ne se réduit pas à un salaire, c'est aussi un élément structurant. Alors elle résiste, pare les mauvais coups, les entretiens humiliants, la dévalorisation de son travail, la fabrication de fausses preuves pour la prendre en faute. A bout de forces et d'épuisement, traversée par l'idée du suicide, elle finit par accepter à contrecœur un arrêt de travail. C'était le premier de sa carrière. Elle a été placée en maladie longue durée, l'inspection du travail a mené son enquête et l'audience devant les prud'hommes a été reportée. "Vous êtes en danger et je veux que ça s'arrête. Je vais demander au médecin du travail de vous rédiger une inaptitude à tout poste de travail dans cette entreprise pour danger grave et immédiat. Promis : quand vous aurez rompu le lien avec cette entreprise vous irez bien mieux". "Chez les femmes, la souffrance au travail provoque des dégâts loin d'être encore tous mesurés", explique Marie Pezé. "Elles présentent un taux de pathologie gycécologiques (perte de règles, kyste de l'ovaire, cancer du sein ou du col de l'utérus...) bien au-dessus de la norme acceptable". C'est l'exemple d'une victime parmi tous ces milliers de femmes et d'hommes qui souffrent. Parmi elles, les femmes les moins qualifiées qui vivent seules avec leurs enfants sont particulièrement exposées à la souffrance.


Il est cadre supérieur

Il est cadre supérieur et travaille très dur dans une entreprise. Il est à un peu plus de quatre ans de la retraite. Tout en lui (habillement, attitude...) dit le mal-être. Il refuse de cautionner des pratiques professionnelles qu'il juge contraires à son éthique et trop éloignées de celles de son entreprise avant qu'elle ne soit privatisée. Il est devenu réfractaire au changement. Il est ostracisé. Il confie d'une voix lasse que "dans la querelle des anciens et des modernes, les anciens c'était bien aussi". Il ne partira pas, parce qu'il a calculé que c'est environ un quart de sa retraite qui se joue dans les quatre années à venir. Il conclut en tr
ois mots : "Je vais résister".



Elle est étudiante

Cette jeune étudiante travaille à temps partiel pour payer ses études dans un magasin appartenant à une chaîne de chaussures. Tout se passait bien avant qu'une nouvelle responsable ne soit nommée et qu'elle ne découvre à la fois l'injustice d'être prise pour cible sans raison apparente et l'indifférence de ses collègues à son sort. En très peu de temps, elle se voit imposer des horaires impossibles, reprocher sa santé précaire, dénigrée. "Elle est mon pire cauchemar", dira un jour aux autres vendeuses celle qui lui en fait désormais vivre un quotidiennement. Si les histoires de harcèlement finissent mal en général, celle-là a une morale. En l'absence de médecin du travail (ce qui est illégal), le médecin contacte la DRH, qui reconnaîtra les faits et fera muter la responsable du magasin. Cette étudiante y a gagné des conditions de travail normales, mais reste minée par l'injustice qui lui a été faite et "l'hypocrisie" de ses collègues. Son âge a des valeurs que le temps n'a pas encore émoussées.
Question : Le chacun pour soi, l'absence de solidarité dans le travail peut-il tuer tout autant que les pratiques d'une responsable ?



France Télécom était alerté !

L'inspection du travail adresse au président-directeur général de France Télécom, Didier Lombard, un courrier que la direction de l'entreprise s'est bien gardée de rendre public. Et pour cause, dans cette lettre, on lit ceci : "La démarche d'évaluation des risques psychosociaux s'accommode mal d'une logique de réorganisation permanente impactant la vie professionnelle et privée des personnels de la SA France Télécom et susceptible de porter atteinte à leur état de santé mentale. Aussi, compte tenu de la gravité de la situation et afin de prévenir tout risque de suicide supplémentaire, il semblerait raisonnable de suspendre les réorganisations, restructurations affectant les conditions de travail des personnels, en termes de lieu de travail, métier fonction, rémunération jusqu'à la restitution par le cabinet Technologia de ses conclusions". Et pour ne pas laisser d'ambiguïté sur le sens de sa démarche, l'inspection du travail conclut : "Pour finir, j'attire votre attention sur le fait que l'enquête que je diligente et les procédures en cours dans plusieurs services d'inspection du travail sont susceptibles de conduire à la mise en cause de responsabilités tant de personnes physiques de de la personne morale de France Télécom. Dans un tel contexte, tout nouveau suicide dont les circonstances permettraient de penser qu'il est en lien avec les conditions de travail au sein de la société pèserait lourdement dans l'appréciation des faits".


Elle est éducatrice spécialisée

"J'en étais à espérer avoir un cancer". La femme qui prononce ces mots a la cinquantaine, le visage en cendres et dans la main un mouchoir qu'elle n'en finit plus de triturer. Elle raconte avec un mélange de passion et d'émotion difficilement contenue son travail quotidien d'éducatrice spécialisée. En l'écoutant, on se prend à penser que les familles qui ont eu a faire à elle ont eu beaucoup de chance. En l'écoutant, on ne peut qu'éprouver un infini respect pour le professionnalisme et l'humanité dont elle semble avoir fait preuve dans un travail où chaque jour on se coltine des situations de grande détresse. Pascale fait partie de ce que Marie Pezé appelle des "salariés sentinelles". Ces individus expérimentés qui maintiennent la cohésion dans un collectif de travail et perçoivent très en amont les conséquences parfois insupportables des modifications apportées à l'organisation du travail. Ces "salariés sentinelles" sont toujours les premiers à réagir en cas de problème. Ils encaissent beaucoup et en payent souvent l'addition.
Depuis des années, cette éducatrice est confrontée à une baisse des effectifs et des moyens dans son service. Des restrictions vite insupportables quand on touche à l'humain. "Nous arrivons de moins en moins à obtenir des aides d'urgence. On nous demande toujours plus sans prendre le temps de la réflexion. Notre travail s'est dégradé et mon expérience me permet de dire qu'il est intolérable de travailler de cette manière". Elle a pourtant tout donné pour palier les manques et continuer à exercer son métier dans l'éthique qui était la sienne. Elle s'est épuisée physiquement et mentalement, refusant longtemps l'idée de s'arrêter. "Je pensais aux enfants, à ce qu'il fallait faire. A tout ce qu'il fallait faire. Dans mon métier, quand on ne vient pas, les choses ne se font pas". D'où l'idée du cancer, une maladie suffisamment grave pour s'autoriser à soufflet.
Profondément affectée par le sort d'un enfant qu'elle suivant, cette femme a fini par rendre les armes. Elle est en arrêt maladie depuis quelques mois. Toujours fragile, porteuse d'une expérience et d'une lucidité qui ne sont plus que souffrance. Face à elle, on est désarmé, respectueux et en colère. Ce ne sont pas les travailleurs qui sont malades, c'est le travail.
Au cours de l'entretien, Marie Pezé a discrètement pris une petite boîte dont elle a extrait un comprimé oblong.
On ne sort pas indemne de l'écoute continuelle d'un tel flot de souffrance. Elle a payé au prix fort : perte de l'usage du bras droit, effacement du goût et de l'odorat, dégringolade dans le trou noir de la décompensation... C'était il y a sept ans. Aujourd'hui, Marie Pezé va mieux, mais son corps réclame son dû à heure fixe. Elle ne s'en cache pas, ne s'apitoie pas, en plaisante. "Je suis bionique. Je prends les mêmes médicaments que mes patients. C'est un avantage. Je sais ce qu'ils vivent".

Les pathologies psychosociales au 1er rang

Le Réseau national de vigilance et de prévention des pathologies professionnelles (RNV3P) révèle que, pour la première fois, les pathologies psychosociales (anxiété, stress, dépression, etc.) arrivent au premier rang des maladies professionnelles pour lesquelles les salariés vont consulter. Elles représentent plus du quart d'entre elles.





Suicides reconnus accidents du travail

Une étude de la Caisse nationale d'assurance-maladie (Cnam) révèle que, de janvier 2008 à juin 2009, vingt-huit suicides ont été reconnus comme accidents du travail sur les soixante-douze demandes étudiées. L'étude témoigne de la diversité des publics : un tiers de suicides déclarés concerne des personnes très qualifiées (trois "dirigeants" et vingt et une "professions intellectuelles supérieures", un tiers des professions intermédiaires et des employés de bureau et le dernier tiers des salariés peu qualifiés (ouvriers, conducteurs, manœuvres). Tous égaux devant la souffrance au travail.

Une mise en garde du docteur Marie Pezé sur la violence sociale

"Les séquestrations, les sabotages de l'outil de travail, nous n'avons pour l'instant assisté qu'aux prémices de tout cela. Ils sont à venir, et probablement de manière grave.

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