jeudi 25 juin 2009

Dossier Acierix


L'été est un moment propice à la lecture et à la réflexion. "Acierix" a lu pour vous, dans la collection "Idées reçues", les idées reçues autour du travail.

C'est un ouvrage réalisé par deux sociologues : Danièle Linhart et Nelly Mauchamp.

Notre blog de l'été sera consacré à quelques idées reçues autour du travail.








EN TRENTE ANS, LE TRAVAIL A RADICALEMENT CHANGE


Notre économie n'est plus à prédominance industrielle mais tertiaire. Dans les usines, le travail n'est plus le même. L'automatisation, l'informatisation ainsi qu'une nouvelle forme de management y ont imprimé leurs marques. Le travail devient plus abstrait et plus interactif à la fois. Il s'agit d'échanger des informations, d'entrer des données dans l'ordinateur, de procéder à des diagnostics, d'être réactifs, de contrôler la qualité, etc. Le travail d'usine se rapproche ainsi de l'activité tertiaire.
A elle seule, la prescription ne suffit plus pour assurer l'efficacité et la performance du travail. Le management moderne a besoin que les travailleurs s'impliquent subjectivement et s'engagent "à fond".


Cette nécessité a été de tout temps une source d'inquiétudes pour le patronat, qui a toujours voulu éviter de dépendre de la bonne volonté de ses travailleurs. Le succès de l'Organisation scientifique du travail mise au point par Taylor réside précisément en l'inscription de la contrainte et du contrôle du travail dans la définition même des tâches, sous formes de prescription. Taylor affirmait qu'une simple conformité des travailleurs à celle-ci assurait la productivité et l'efficacité de ce type d'organisation conçue sur la base d'une parcellisation des tâches. L'évolution de la nature du travail, devenu plus interactif, remet en question l'efficacité de cette approche taylorienne qui consiste à tout programmer à l'avance. Et voilà que les managers se retrouvent tributaires de la bonne volonté de leurs salariés. Il ne suffit pas que ces derniers se conforment aux prescriptions, il devient indispensable qu'ils mobilisent leurs ressources personnelles, cognitives et affectives, pour adapter leur comportement aux exigences de situations du travail fluctuantes.


L'état du marché du travail comme le contexte de la "guerre" économique jouent en faveur du management et de ses exigences, et notamment celle d'un engagement et d'une loyauté totale à son égard.
Mais le management moderne ne se contente pas d'un chantage implicite au travail, il ne se fonde pas sur la seule peur des salariés. Face à la nécessité de leur implication subjective, il veut trouver les bases d'un consensus, car il entend bénéficier d'un engagement loyal et de qualité. Il a réellement besoin de salariés dévoués car il leur sous-traite, même aux plus subalternes, non seulement des objectifs ambitieux en termes de résultats (que représente un travail tendu et sous tension) mais également un plan d'organisation de leurs propres tâches.
Les organisations du travail moderne sont défaillantes et peu cohérentes dans le sens où elles n'offrent pas aux salariés tous les moyens, toutes les ressources qui assurent la faisabilité du travail. C'est aux salariés eux-mêmes qu'il revient de trouver les solutions aux multiples contradictions, dysfonctions, tensions qui caractérisent le travail moderne. C'est à eux qu'il revient en permanence d'ajuster leurs pratiques et de faire l'usage d'eux-mêmes le plus efficace pour atteindre des objectifs fixés de façon souvent arbitraire.



La solution choisie par le management moderne consiste en une hybridation : coexistent ainsi des objectifs productivistes, des prescriptions et des types de contrôle inspirés du taylorisme, avec des formes de mobilisation des salariés qui reposent sur une certaine autonomie, et une sous-traitance des problèmes. On parle ainsi de management des émotions, de gestion des affects, pour désigner ce qui n'est en réalité qu'une mobilisation de la subjectivité des salariés afin de rendre efficace une organisation qui reste bien trop rigide en raison de son inspiration taylorienne. C'est dans le cadre de ce nouveau management que les salariés sont conduits à "se défoncer", car ils sont pris dans une double contrainte : celle d'objectifs et de rythmes imposés d'une part, celle d'une mobilisation subjective pour se rendre le plus rentable possible du point de vue de l'entreprise d'autre part.
On assiste ainsi à l'émergence d'un Nouvel esprit du capitalisme, notamment caractérisé par une nouvelle morale du travail imposée par les entreprises modernes à la recherche d'une adhésion des salariés à sa cause.




Le management moderne a institué une éthique de l'entreprise et du travail qui définit les salariés vertueux. Cette morale est explicitée et déclinée à travers les nombreuses chartes éthiques, règles de vie et codes déontologiques produits par les entreprises dans les années quatre-vingt-dix. Les vertus mises en avant sont : l'engagement, le dévouement, la loyauté, la disponibilité, la flexibilité, la recherche de l'excellence en permanence. Elles définissent une attitude au travail qui puise non seulement dans la philosophie mais aussi dans les valeurs sportives. Dans les années quatre-vingt, de grandes entreprises ont institué des sortes d'épreuves initiatiques où la direction invitait les salariés à se dépasser dans des exploits, à dominer leur peur, leur souffrance : saut à l'élastique ou en parachute, marathon, stage de survie.
Cette éthique du travail qui s'emploie à transformer les salariés en militants inconditionnels de leur entreprise s'appuie sur un processus désormais abouti d'individualisation systématique de la gestion des salariés. En trente ans, les entreprises françaises sont véritablement passées d'une gestion collective à une gestion individuelle, voire personnelle des salariés.




L'individualisation a fait son chemin, avec l'instauration des horaires variables, de critères plus individuels pour la définition des classifications, d'augmentations individualisées des primes et des salaires, etc., et aboutit à la généralisation des entretiens annuels au cours desquels les salariés "négocient" leurs objectifs et évaluent leurs performances avec leur supérieur immédiat. Ces pratiques ont fortement contribué à déstabiliser et affaiblir les collectifs de travail porteurs de valeurs contestatrices et syndicales.







Le travail "modernisé" exige des salariés qu'ils se défoncent car ils n'ont pas d'autres moyens pour atteindre des objectifs peu réalistes avec des moyens souvent peu adaptés, dans des délais extrêmement serrés. Les suicides au travail constituent un phénomène particulièrement dramatique qui illustre les dégâts auxquels peuvent mener de telles exigences. Ce sont les personnes les plus engagées dans leur travail, les plus impliquées qui procèdent à de tels actes désespérés. Les directions d'entreprise prennent elles aussi conscience de l'importance de ce phénomène en instaurant des cellules d'écoute et des observatoires du stress.
Mais il faut éviter le piège de la personnalisation ou psychologisation de ce stress et rappeler que ce sont les organisations qui sont stressantes, harcelantes et non pas des personnes qui sont fragiles et qu'il faut muter ou écarter de l'entreprise. Car les directions ont tendance à considérer qu'elles n'ont pas le choix, que dans le monde actuel de la guerre économique, il leur faut des salariés résistants, adaptés, et qu'elles ne peuvent se permettre de garder des individus "à problèmes". Pour garder sa place dans l'entreprise, il faut être solide et au meilleur de sa forme en permanence.



La question alors est de savoir si cette exigence qui pèse sur les salariés de se donner à fond (et qui se traduit par le fait que la France est un des pays où l'on consomme le plus de tranquillisants), est une nécessité pour la sauvegarde des emplois, ou une stratégie destinée uniquement à augmenter la rentabilité en dehors de toute considération sociale. La question est, en d'autres termes, de savoir s'il s'agit d'une morale strictement utilitariste au service des seuls intérêts notamment financiers de l'entreprise ou d'une nouvelle morale sociale prenant en compte les intérêts des salariés et de la société.
En conclusion, si l'on doit reconnaître que le travail a considérablement changé, il est plus difficile de distinguer les bases d'un nouveau compromis entre salariés et employeurs. Durant les trente Glorieuses, les salariés "échangeaient" la dégradation de leurs conditions de travail liée à une productivité sans cesse croissante contre une augmentation de leur pouvoir d'achat. Il n'est pas évident que l'autonomie et la responsabilisation octroyées dans le cadre du travail moderne représentent des compensations satisfaisantes. Elles constituent souvent plutôt de véritables pièges pour les salariés.

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