mardi 30 juin 2009

Dossier Acierix

LA LUTTE DES CLASSES, C'EST TERMINÉ 



Dans la théorie marxiste, la lutte des classes, qui est le moteur de l'histoire, oppose la classe ouvrière aux capitalistes. Il s'agit donc d'un conflit entre les détenteurs de moyens de production et ceux qui ne sont propriétaires que de leur seule force de travail. La lutte des classes ne peut prendre fin qu'avec la disparition d'une de ces deux classes. Dans l'esprit commun, la lutte des classes a disparu au sein de notre société en même temps que la classe ouvrière.
L'ouvrage (Retour sur la condition ouvrière, 1999), relate un fait éclairant : interrogeant leurs étudiants de l'Ecole des hautes études en sciences sociales sur le nombre d'ouvriers en France aujourd'hui, ils découvrent avec stupéfaction que pour certains étudiants, les ouvriers se comptent en à peine quelques centaines de milliers, pour d'autres, un peu plus proches de la réalité, ils représentent au maximum un ou deux millions. Les ouvriers au XXe siècle sont bien plus nombreux : ils sont encore près de cinq millions. Mais, pour ces étudiants comme pour l'opinion publique, les ouvriers ont disparu et, avec eux, la classe ouvrière. Certes, notre monde du travail s'est modifié avec la montée en puissance du secteur tertiaire au détriment du secteur industriel, mais celui-ci est loin d'avoir disparu et les ouvriers se sont répartis entre les industries et les activités tertiaires. 



La disparition de la classe ouvrière, c'est avant tout la disparition des mots pour la désigner. Une véritable révolution langagière accompagne la modernisation managériale et a changé les représentations du monde du travail. Les ouvriers ont cédé la place aux "opérateurs", "pilotes" ou "conducteurs" d'installations. Les "compétences" se sont substituées aux qualifications, les "missions" aux tâches, les "animateurs" aux chefs, les "techniciens de surfaces" aux balayeurs, et les caissières sont devenues des "hôtesses" de caisse. Dans certaines entreprises, les ouvriers et employés sont désignés sous le terme de "collaborateurs". D'ailleurs, il n'y a plus de "patrons" mais des "managers", et les représentants syndicaux sont devenus des "partenaires sociaux". Il n'existe plus de collectifs de travailleurs mais des "îlots", des "zones", des "unités élémentaires de travail", des "cellules". Bref, les mots pour désigner la classe ouvrière ont progressivement disparu, escamotant comme par un effet de prestidigitation l'image d'un monde ouvrier associé à la lutte des classes.
Il faut aussi faire une part non négligeable à la nouvelle idéologie du travail que les directions d'entreprises sont parvenues à imposer : l'idée d'un antagonisme irréductible d'intérêts correspondrait à une période révolue et archaïque. L'entreprise "modernisée" se veut un lieu pacifié, où tout le monde doit s'unir et conjuguer ses efforts en ces temps de guerre économique. Progressivement, se distille l'idée d'un intérêt commun entre les salariés et leurs employeurs. Il s'agit de défendre les emplois grâce à la performance de l'entreprise. Autour de l'impératif de la réussite, le management moderne s'efforce de créer une idéologie consensuelle (et il y est parvenu, d'une certaine façon). C'est sur ce terreau d'une entreprise apaisée que le management moderne développe ses logiques participatives : cercles de qualité, campagnes de mobilisation des salariés autour de la culture de l'entreprise, de son identité, autour des certifications qualité.



A cela vient s'ajouter l'effondrement des idéologies alternatives communistes avec la chute du mur de Berlin en 1989 et la fin du bloc de l'Est notamment. Cet effondrement a entraîné en France l'affaissement du Parti communiste français (en 1945, le PCF récoltait plus de 25 % des votes aux élections législatives, en 2007, il en obtient moins de 5 %) et un affaiblissement de la CGT (plus de deux millions d'adhérents en 1967 selon l'Institut supérieur du travail, moins de 600 000 en 2008), comme des autres syndicats. On observe une sorte de disqualification de toute la période caractérisée par l'idéologie de la lutte des classes. C'est donc un faisceau de facteurs qui rendent compte de l'évincement de l'idéologie de la lutte des classes et contribué à nier l'existence de classes au sens marxiste du terme et ce, sous les deux angles que constituent, pour Marx, "la classe en soi" et la "classe pour soi". La "classe en soi" repose sur une catégorie d'individus : la classe ouvrière subit une même exploitation, et si elle s'unit, elle peut parvenir à éradiquer la cause de cette exploitation et supprimer l'exploitation de l'homme par l'homme. La "classe pour soi" est la prise de conscience, par ces mêmes individus, de leurs intérêts communs liés à un sort identique.



Dans les sociétés occidentales modernes, la "classe ouvrière" en tant que concept marxiste englobe d'autres catégories professionnelles que les seuls ouvriers. On pense évidemment aux employés, mais aussi aux techniciens, et même aux ingénieurs et cadres intermédiaires. Comme l'analyse Paul Bouffartigue (Les Cadres, fin d'une figure sociale, 2001), on assiste à la fin du "salariat de confiance" que représentaient les cadres : ils sont de moins en moins associés à la prise de décision et il y a, de ce point de vue, une homogénéisation du salariat, sur le mode de la prolétarisation, pour rester dans la terminologie marxiste. Force est alors de constater que pour ces catégories, comme de plus en plus pour les ouvriers eux-mêmes, la conscience de constituer une classe en soi n'est pas présente.
En raison de l'individualisation qui domine le monde du travail, certains sociologues parlent désormais de "lutte des places".

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