lundi 29 juin 2009

Dossier Acierix

REDONNER LE GOÛT DU TRAVAIL ?

En 1984, c'est-à-dire bien avant la réduction à 35 heures de la durée légale du travail, un numéro spécial du journal Libération, intitulé "Vive la crise", auquel participait Yves Montrand, introduisait l'idée que la crise avait du bon en ce sens qu'elle pouvait jouer comme un électrochoc et faire sortir les Français du laisser-aller qui les caractérisait : trop de privilèges, trop de facilités, trop de contestations, de grèves et d'acquis auraient développé une culture du moindre effort, et fait perdre de vue l'importance du travail pour l'avenir du pays, disait-on. Depuis, de façon plus ou moins aiguë selon les périodes, la suspicion, s'est insinuée dans les esprits. Elle se manifeste de façon parfois spectaculaire : lors d'un discours prononcé au Québec, le Premier ministre J.-P. Raffarin affirmait " "Il faut remettre les Français au travail" et déclarait, au cours de l'été 2003 : "La France ne doit pas être un parc de loisirs". Pendant la campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy exaltait "La France qui se lève tôt" et lançait son slogan : "Travailler plus pour gagner plus". L'idée reçue selon laquelle la valeur travail serait en perte de vitesse est partagée par de nombreux Français.


 
Une comparaison effectuée en 2008 entre tous les pays européens en ce qui concerne le rapport au travail, fait apparaître un paradoxe : pour les Français, le travail est à la fois plus central que pour les autres nationalités, et en même temps source de plus fortes frustrations. Les Français ont un rapport qu'on pourrait qualifier de plus crucial à l'égard du travail, ce qui autorise les auteurs à faire l'hypothèse d'une exception française. Ils attendent plus, en matière de réalisation de soi, de qualité du travail. Ils sont aussi plus nombreux à être déçus et à désirer que le travail occupe une moindre place dans leur vie. "Le travail est considéré comme important ou très important par une majorité d'Européens. Les Français (70 %) font systématiquement partie de ceux qui déclarent le plus que le travail est important". Sans doute parce que ces derniers n'ont pas qu'un rapport instrumental au travail ; la conviction avec laquelle ils estiment que celui-ci est une source d'épanouissement est une spécificité "qui ne peut s'expliquer ni par les caractéristiques de la population en emploi, ni par les effets de contexte, ni par un biais linguistique", même si un fort taux de chômage, la prégnance de l'emploi précaire et une moindre sécurité de l'emploi qu'en moyenne en Europe peuvent jouer.



Par contre, si les Français sont les plus nombreux à souhaiter que "le travail occupe moins de place" c'est, disent les auteurs du rapport, que les conditions du travail et de l'emploi, ainsi que l'articulation vie professionnelle et vie privée sont particulièrement difficiles en France. Les Français se plaignent plus que les autres de l'organisation du travail, de la mauvaise qualité des relations sociales. Ils déplorent l'insécurité de l'emploi et de trop faibles chances de promotion. Les travailleurs français sont plus nombreux à "s'inquiéter "souvent" ou "toujours" de problèmes professionnels en dehors du travail". On est assez loin, en réalité, de l'image propulsée par les médias et les discours politiques, de Français désinvestis du travail et plus intéressés aux loisirs et à la consommation.
Selon le sociologue Durkhein, "travailler, c'est contribuer à faire exister la société, et ce sentiment présent dans la conscience collective nourrit tout rapport au travail". Il semblerait bien qu'en France, cette dimension du travail soit, de nos jours, plus importante que dans nombre d'autres pays, pour des raisons historiques, culturelles et politiques. On fait remonter loin dans l'histoire de la France cette importance.
Au cours du XXe siècle, le travail représentait en France un enjeu éminemment politique, au cœur de ce qu'il était alors de mise d'appeler "la lutte des classes" : les entreprises étaient des lieux de mobilisations d'ampleur autour de ce qui était perçu comme des injustices sociales. On peut faire l'hypothèse qu'en France, le rapport entre travail et société, travail et morale politique s'affirmait alors de façon plus cruciale qu'ailleurs. Pour tous les membres de la société, avoir un emploi rémunéré, être présent dans le monde du travail, c'est participer à ses enjeux. C'est peut-être pour ces raisons que la France a un taux d'activité féminine parmi les plus élevés du monde. S'inscrire dans la sphère du travail marchand, c'est une manière de prendre pied de façon citoyenne dans la société, de revendiquer légitimement des droits. Travailler, c'est se situer dans la dimension politique (au sens noble du terme) de la société, ce qui expliquerait que l'on accorde une grande importance à la qualité des relations sociales au sein des entreprises.



En France, nombre de psychologues insistent sur cette dimension du travail qui permet "de sortir de soi", grâce à la rencontre avec autrui et au travail pour autrui.
La modernisation récente du travail et des entreprises (à partir de la fin des années soixante-dix, a donné une tournure plus individualisante, mais aussi plus psychologisante au rapport au travail. Celui-ci se charge d'un contenu qui n'est plus tant politique que personnel. La rhétorique managériale, mais aussi les pratiques modernes de gestion des salariés et d'organisation de leur travail introduisent leur mise en concurrence, sur la base d'une émulation et d'une mise au défi de chacun lui enjoignant l'excellence, et stimulant son narcissisme. Dans le contexte de chômage et de précarité qui caractérise le marché du travail français, cette dimension donne une tournure encore plus vitale au travail puisque la valeur même de la personne est en jeu. L'implication, l'engagement au travail en sont encore plus forts, et l'on assiste à ce paradoxe : alors que le travail occupe quantitativement une part de plus en plus restreinte de la vie des gens -en raison de l'allongement de la durée des études, de l'avancement de l'âge de la retraite, et des 35 heures- il prend une dimension de plus en plus cruciale et obsessionnelle.


Mais les attentes à l'égard du travail ont aussi considérablement évolué. Les Français ont pris très au sérieux les discours managériaux sur l'autonomie et la responsabilisation, sur la fin du taylorisme et l'avènement d'un monde du travail plus soucieux de la valorisation des compétences et de la personnalité des salariés. Or, l'organisation du travail moderne ne répond qu'imparfaitement à ces attentes. On assiste plutôt à des formes hybrides où voisinent pêle-mêle des prescriptions d'inspiration taylorienne, une intensification du travail et des objectifs et évaluations très personnalisés. Les salariés se sentent désarmés. Ils ne trouvent pas toujours, dans les organisations du travail, les ressources nécessaires pour bien faire leur métier. Or, "bien faire son travail" est une véritable aspiration.
Au vu de ces éléments d'analyse, on peut comprendre alors que chacun, obnubilé par ses efforts, en vient à sous-estimer le travail fourni par autrui. Cette tendance forte à disqualifier les autres dans leur rapport au travail, à les considérer comme peu enclins à travailler, bénéficie de l'individualisation systématique qui a façonné le monde du travail. Chacun est concentré sur ses problèmes de travail, ses difficultés, les défis que représentent souvent les objectifs, chacun est pris dans une logique de concurrence et donc de méfiance à l'égard de ses collègues. Dans ce contexte de concurrence, de suspicion qui remplace la solidarité, l'entraide et le partage d'un sort commun (qui prévalaient au sein des anciens collectifs de salariés), les Français doutent de l'implication et de l'engagement réel des autres. Les collègues de travail sont fréquemment entrevus comme des obstacles, des problèmes, et moins souvent comme des complices, des pairs et des collaborateurs. Chacun a le sentiment d'être personnellement confronté à une situation de travail particulièrement exigeante, stressante, d'être la cible d'injustices sociales ou même d'exploitation. L'idée que d'autres partagent le même sort ne s'impose pas, au contraire. Chacun en vient à penser que les autres ont la vie plus facile, que personne ne pourrait supporter les difficultés et les tensions au travail qu'il endure lui-même.
Le discours ambiant sur le désengagement des Français au travail peut ainsi se lire comme une incompréhension de la réalité du travail par les décideurs politiques et les médias mais également, ce qui est plus surprenant à première vue mais à première vue seulement, par les salariés eux-mêmes lorsqu'il s'agit de leurs collègues.

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